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Photo du rédacteurSophie Daniellou

Le Lien Subtil entre Récompense au Travail et Addiction

Je fais partie de cette génération qui, à l'école, se voyait attribuer des bons points pour chaque tâche bien réalisée. Ceux qui accumulaient le plus de bons points pouvaient les échanger contre des images, dont la taille et la valeur augmentaient avec la performance. Ce système de récompense, profondément ancré dans nos esprits dès l’enfance, nous a appris à lier effort et récompense tangible. Mais aujourd’hui, cette génération se retrouve face à un autre défi : le stress professionnel, la pression des objectifs et la difficulté à gérer l’échec.



Habitués à voir nos efforts instantanément reconnus par des primes ou des bonus, nous sommes parfois démunis face à des résultats décevants, et ce cycle de gratification peut nous pousser vers des comportements qui frôlent l’addiction.

Dans le monde moderne du travail, les primes d’objectif sont devenues un outil essentiel pour motiver les employés, stimuler la productivité et récompenser les performances exceptionnelles. Mais cette approche, largement répandue, mérite une réflexion plus profonde, notamment sur ses effets à long terme. En particulier, il est fascinant d’examiner comment les primes d’objectif, conçues pour motiver, peuvent parfois créer des comportements similaires à ceux observés dans les addictions.

Les primes d'objectif exploitent un mécanisme fondamental du cerveau humain : le système de récompense. Chaque fois qu'un objectif est atteint et que la récompense est obtenue, une décharge de dopamine est libérée, créant une sensation de plaisir et de satisfaction. Ce système, aussi complexe que puissant, est le même que celui qui est activé par les comportements addictifs. En effet, que ce soit par la consommation de substances ou la réalisation de tâches, la dopamine agit comme une "récompense chimique", incitant l'individu à répéter le comportement pour obtenir à nouveau cette gratification. Dans le cas des primes d’objectif, le salarié est amené à rechercher ces récompenses de manière récurrente, ce qui peut, dans certains cas, devenir compulsif.


Cette dynamique évoque ce que Daniel Pink, auteur de Drive: The Surprising Truth About What Motivates Us, critique dans son analyse de la motivation extrinsèque. Selon Pink, les récompenses monétaires, comme les primes, ne sont efficaces que pour des tâches simples et mécaniques. Pour des activités complexes, nécessitant de la créativité et de la résolution de problèmes, ces incitations externes peuvent non seulement perdre de leur efficacité, mais aussi réduire la motivation intrinsèque, c'est-à-dire le plaisir de faire le travail pour le travail lui-même. Pire encore, elles peuvent créer un cercle vicieux de dépendance, où l'individu ne trouve de satisfaction que dans l'atteinte de résultats tangibles et immédiats.

À mesure que les primes d’objectif deviennent des stimuli externes réguliers, elles risquent de transformer l’environnement de travail en un espace de renforcement constant, où l’atteinte de chaque récompense alimente le besoin d’en obtenir une autre. Le salarié peut alors entrer dans un cycle de gratification qui se rapproche des comportements addictifs, cherchant toujours la prochaine récompense pour éprouver à nouveau cette décharge de dopamine. De plus, l'anticipation de cette gratification peut, tout comme dans les addictions, stimuler le cerveau de manière intense, incitant à une poursuite effrénée des objectifs, parfois au détriment du bien-être personnel ou de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée.



Certaines entreprises françaises, comme la MAIF ou Favi, ont pris des mesures audacieuses pour répondre à ces dynamiques en supprimant ou en réduisant les primes. La MAIF a choisi de se concentrer sur la satisfaction client plutôt que sur la performance individuelle de ses conseillers, tandis que Favi a mis en place un modèle où l'esprit d'équipe est renforcé par l'autonomie des salariés, sans la pression des primes individuelles. Ces entreprises cherchent à éviter que les employés ne tombent dans un comportement obsessionnel lié à l'atteinte d'objectifs de court terme, et privilégient des approches favorisant la coopération et la motivation collective.


Au-delà de la question de l’impact sur la motivation intrinsèque, les primes d'objectif peuvent également introduire une forme de stress chronique. Lorsqu'un employé est constamment poussé à atteindre des résultats spécifiques pour obtenir une prime, la pression s'accumule. Cette pression peut engendrer des comportements proches de la compulsion, où la personne se sent obligée de réussir, non plus par désir personnel, mais par peur de ne pas obtenir la récompense promise. Ce besoin de performance peut pousser certains individus à adopter des comportements excessifs, voire obsessionnels, similaires à ceux observés dans des addictions comportementales.


Le cycle de renforcement induit par ces récompenses peut également provoquer une dépendance psychologique, un phénomène que Pink décrit comme contre-productif sur le long terme. Dans un cadre de travail où la récompense extrinsèque devient la seule source de gratification, l'individu peut perdre de vue ses motivations internes, telles que la quête de sens, l’accomplissement personnel ou l’envie d’apprendre. Ce glissement peut avoir des conséquences sur l’épanouissement professionnel à long terme, rendant les employés plus vulnérables à la fatigue, à la frustration et à l'épuisement émotionnel, lorsque les récompenses se raréfient ou que les objectifs deviennent inatteignables.



Certaines entreprises, comme Decathlon ou Michelin, ont mené des expérimentations en supprimant les primes dans certaines divisions pour tester l’impact sur la motivation et la performance des équipes. Ces initiatives visent à créer un environnement où la motivation intrinsèque et l’engagement à long terme sont favorisés, sans la pression constante des primes et des objectifs individuels.


Ainsi, pour éviter de tomber dans ces travers, il devient essentiel pour les entreprises de repenser leurs systèmes de motivation et de ne pas se reposer uniquement sur des incitations monétaires ou des primes d’objectif. Comme le souligne Daniel Pink, l’avenir de la motivation réside dans une approche plus holistique, basée sur l’autonomie, la maîtrise et le sens. Les employés performants ne sont pas ceux qui courent après une prime, mais ceux qui se sentent investis dans une mission plus large, qui trouvent un sens dans leurs actions et qui sont soutenus dans leur développement personnel.


En conclusion, les primes d’objectif peuvent être de puissants moteurs de motivation, mais elles doivent être utilisées avec prudence. Le risque de dépendance psychologique, d’addiction à la récompense et de désengagement à long terme est réel si ces primes deviennent la seule source de satisfaction professionnelle. En combinant ces systèmes de récompense avec des approches plus ancrées dans la motivation intrinsèque, les entreprises peuvent créer un environnement où la performance est non seulement reconnue, mais aussi durable, équilibrée et épanouissante pour tous.

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